« L’odorat, sens de l’imagination et du désir, ébranle le psychisme plus profondément que la vue et l’ouïe. Il semble plonger aux racines de la vie », constate Alain Corbin dans son histoire des odeurs Le miasme et la jonquille. L’équipe dirigée par Ivanka Savic du Département de Neurosciences à l’Institut Karolinska (Stockholm, Suède) ne verrait rien à redire aux propos d’Alain Corbin, si ce n’est de rajouter « et au coeur du cerveau ». Une récente étude réalisée par cette équipe et publiée dans les Comptes Rendus de l’Académie Nationale des États-Unis fait en effet état d’une analyse fonctionnelle des régions cérébrales, chez les homosexuels de sexe masculin, activées en réponse à des composés chimiques olfactifs candidats au statut de phéromones et présents dans les sécrétions axillaires et dans l’urine [ 1]. Ces composés de nature stéroïdienne, ont pour nom le 4,16-androstadiène- 3-one (AND, androstadiénone) et l’oestra-1,3,5(10)16-tétraène-3-ol (EST). AND est un dérivé de la testostérone principalement produit dans la sueur masculine, alors que EST est un composé apparenté aux oestrogènes et présent dans l’urine des femmes. Ce travail complète une précédente étude dans laquelle la même équipe avait pris soin de décrire, par des mesures obtenues également par tomographie par émission de positons, la spécificité des réponses cérébrales des hommes et des femmes à ces mêmes composés olfactifs [ 2]. Alors qu’une exposition à AND active l’aire préoptique et le noyau ventromédian chez les femmes hétérosexuelles, le même composé sollicite simplement les régions olfactives chez les hommes hétérosexuels. À l’inverse, l’exposition à EST engage principalement les noyaux paraventriculaire et dorsomédian chez les hommes hétérosexuels, alors que le même stimulus met en jeu, ici encore, les régions dédiées au traitement des informations olfactives chez les femmes hétérosexuelles. Plus que la démonstration d’un dimorphisme sexuel dans les réponses cérébrales à des composés chimiques, ce furent la nature hypothalamique des régions impliquées et l’origine corporelle des composés chimiques utilisés qui relancèrent le débat sur l’existence et le potentiel fonctionnel des phéromones dans le genre humain. Dans leur dernier travail, Savic et son équipe ont conduit leur logique expérimentale un peu plus en avant en examinant les réponses cérébrales de 12 homosexuels soumis à l’exposition des mêmes composés AND et EST suspectés d’activité phéromonale. Les résultats obtenus montrent que les cartes d’activation des cerveaux des homosexuels s’accordent avec leur orientation sexuelle et non avec leur sexe biologique : au même titre que l’aire préoptique et le noyau ventromédian des femmes hétérosexuelles, ces mêmes régions affichent chez les homosexuels une augmentation significative d’activité en réponse à l’exposition de AND, alors qu’ici encore la présentation de EST n’est majoritairement suivie que par l’activation des régions qui regroupent le « cerveau olfactif ». Fallait-il encore le rappeler, l’ensemble de ces travaux confirment que nos phénotypes comportementaux trouvent leur équivalent fonctionnel au sein même de l’organisation des structures cérébrales auxquelles elles sont associées et qu’il ne saurait en être autrement pour nos orientations sexuelles. Le travail de I. Savic et de ses collaborateurs ne manquera pas de relancer deux débats récurrents : la question des phéromones humaines et le déterminisme de l’homosexualité. Si le premier est au coeur de l’étude, le second ne serait qu’un prolongement de sa discussion de la part de ceux qui souhaitent encore discuter du déterminisme génétique ou culturel des comportements, que ce soit chez l’homme ou chez l’animal. À ceux qui verront dans les réponses cérébrales mesurées, parce que biologiques, la démonstration d’une orientation sexuelle programmée génétiquement, ou hormonalement instruite, d’autres ne tarderont pas à invoquer l’influence déterminante de l’expérience sexuelle des sujets participants à l’étude dans la construction fonctionnelle et l’activation spécifique des noyaux hypothalamiques impliqués. Souhaitons qu’ils permettront que soient également entendus ceux qui jugent le débat, mené ainsi, obsolète et faisant fi du déterminisme probabiliste des phénotypes comportementaux [ 3]. Mais rappelons-le, l’étude de I. Savic et al. n’offre à aucun moment les objectifs et les moyens de poser le problème de l’origine des orientations sexuelles. Cette étude s’inscrit dans le cadre des recherches sur le caractère phéromonal des productions apocrines, sébacées et urinaires chez l’homme et chez la femme, rappelant le statut phéromonal potentiel des composés AND et EST. Mais disposer de signaux chimiques d’origine corporelle identifiés et d’une cible primaire hypothalamique en appelle à spécifier deux conditions supplémentaires généralement nécessaires pour désigner comme phéromonale l’information olfactive en question : le lieu de réception du signal et ses conséquences physiologiques et comportementales.
L’olfaction proprement dite se double, chez de nombreuses espèces de mammnifères, d’une sensorialité chimique qui partage avec l’olfaction principale de nombreuses propriétés mais s’en distingue aussi par un organe et des voies spécifiques. Ainsi, l’organe voméronasal et le bulbe olfactif accessoire constituent à eux deux un organe chimiosensoriel spécialisé dans la réception et le traitement des phéromones. Ces messagers de communication chimique agissent à distance de leur lieu d’origine et à très faible concentration. Ils sont à l’origine de comportements sociaux spécifiques, comme les comportements sexuels, et de modifications de l’état émotionnel chez les sujets récepteurs, et induisent des réponses physiologiques tout aussi spécifiques [ 4]. Ces phéromones interviennent notamment dans le choix des partenaires sexuels. Privés d’organe voméronasal, des souris mâles perdent leur intérêt pour des femelles. L’ablation de cet organe affecte également plusieurs composantes de la physiologie sexuelle des femelles de cette même espèce : l’odeur des mâles n’accélère plus la puberté des femelles immatures; le regroupement de femelles adultes ne provoque plus la synchronisation de leur cycle ovarien ; la présence d’un mâle étranger auprès d’une femelle récemment fécondée n’interrompt plus sa gestation [ 5]. Autre particularité de ce système dit accessoire : sa fonction s’exerce de façon non consciente. Ainsi, des souris privées d’olfaction principale sont incapables de distinguer des odeurs d’urine auxquelles leur physiologie endocrinienne réagit pourtant de façon différentielle. C’est par analogie avec la fonction phéromonale du système olfactif accessoire, bien démontrée dans le cas des rongeurs, que l’on a cherché à déterminer le potentiel fonctionnel de l’organe voméronasal humain en tant que point de départ périphérique des modalités d’action de différentes phéromones. Cependant, force est de constater que les travaux anatomiques, génomiques, protéomiques ou encore électrophysiologiques sur l’organe voméronasal chez l’homme adulte offre aujourd’hui encore peu d’arguments persuasifs aux yeux des spécialistes pour attribuer à cette structure un véritable statut fonctionnel [ 6– 9]. En revanche, l’organe sensoriel de l’odorat – l’épithélium olfactif – pourrait outre des molécules proprement olfactives, reconnaître les phéromones [ 10]. En regard des nombreux questionnements que suscitent l’existence et le fonctionnement de l’organe voméronasal chez l’homme, la récente étude de I. Savic et al., si elle confirme l’idée d’une communication chimique entre sujets humains dans le cadre de leurs orientations sexuelles, ne permet toujours pas de spécifier quel système sensoriel et quel chemin emprunté sont responsables de la détection de ces phéromones présomptives et de l’activation des régions hypothalamiques en question. Les réponses comportementales des sujets sont également appelées à différer selon le genre et l’orientation sexuelle des sujets comme semble le préciser une étude également récente du groupe de C.J. Wysocki [ 11]. Enfin, il reste encore à s’interroger sur la pertinence physiologique des effets observés dans l’activation des régions hypothalamiques des sujets utilisés dans l’étude de I. Savic et al. En effet, l’utilisation des échantillons de AND et EST en concentration pure nécessite d’apprécier à l’avenir l’existence d’effets comparables à des concentrations physiologiques.
Les structures héritées d’un lointain passé de vertébré font de l’homme un être sensible à l’autre. Les messages olfactifs pourraient ainsi donc parfois participer à son insu à cette construction interne de l’être désiré, mais toujours au milieu d’un flux d’informations dont la nature, les interactions et les effets demeurent depuis toujours beaucoup plus mystérieux, quelles que soient nos orientations sexuelles, que le rôle supposé de l’organe voméronasal et des phéromones que celui-ci conduirait jusqu’au coeur de notre cerveau.